Il était une fois... la fanfare de Saint-Priest
Comme toute aventure humaine qui s’inscrit dans la durée, il est heureux de commencer une évocation par une formule entre légende et patrimoine. Et puisqu’il sera question de narrer l’aventure de la naissance de la Fanfare de Saint-Priest, il nous paraît évident de commencer par les mots magiques de l’enfance : « Il était une fois… »
Mais avant de s’intéresser à l’histoire propre de la Fanfare, remémorons-nous ce qu’était l’espace et le temps en 1864.
La France de 1864 est celle du Second Empire. À la tête de l’État, l’Empereur Napoléon III et son épouse Eugénie. Longtemps méprisé par les historiens, le Second Empire est souvent passé pour un monde léger et peu fondateur. Dans la réalité, il n’en est rien. La France de Napoléon III est encore une France marquée par deux faits sociaux majeurs.
D’une part la ville exubérante s’étend dans une industrialisation galopante, grignotant et intégrant les proches banlieues, une ville qui se métamorphose avec son urbanisme salvateur, ses aménagements hygiénistes, ses éclairages publics, ses espaces dédiés à la détente, une ville ogresse qui aspire les forces vives des provinciaux, où se côtoient une pauvreté sans nom, l’indigence flirtant avec la prostitution et la criminalité, et une bourgeoisie flamboyante où l’opulence s’accompagne d’un confort moderne, de grands magasins et d’un luxe raffiné. Entre les deux, les classes populaires et moyennes tentent d’échapper à l’Assommoir, le bistrot mal famé pour se délecter d’absinthe. Le boulevardier n’est qu’un noceur, un fêtard, un viveur, bref un débauché aux yeux des bourgeois puritains et parcimonieux. La ville est aussi le lieu de toutes les tentations des plus sages aux plus osées. Le théâtre joue pour le bourgeois un rôle équivalent aux cafés et restaurants, il est un haut lieu de sociabilité qu’on se doit de fréquenter. Au sommet de la hiérarchie culturelle règnent l’Opéra et les extraordinaires et exotiques Expositions Universelles.
Loin des lustres et des dorures, le Paris des Misérables de Victor Hugo concurrence les héros de Balzac. Cosette côtoie Eugène de Rastignac dans un crépuscule impressionniste sur les pavés mouillés de Paris. L’ouvrier mène une vie rude et souvent courte. Le sort des ouvrières des ateliers de tissage de velours, que les peluches volatiles étouffent, n’est guère plus enviable que celui des ouvriers, assesseurs du nouveau dieu-acier qui suent devant le marteau-pilon et le haut-fourneau.
Que dire de plus pour les « gueules noires » des bassins miniers que ce qu’en décrit Zola dans Germinal ? Et que dire encore du travail des enfants? Ce même Zola, témoin et historien social de ce Second Empire qui sut trouver les mots pour évoquer un siècle, une famille, un univers. Sans doute avec La Terre, Zola se laisse-t-il aller à un portrait trop féroce du monde paysan de la fin du XIXe siècle, âpre au gain, dévoré d’une passion pour la terre qui peut aller jusqu’au crime. Mais la prose est souveraine et les images fortes.
Car en contrechamp de la ville il y a les campagnes françaises. Touchant lentement à la modernisation, elles sont encore des terroirs bien marqués, gardant leur patois et leurs traditions locales comme des identifiants. Rencontrer un « pays » n’est pas découvrir de nouveaux paysages, c’est seulement avoir rencontré un « homme du pays » dans un lieu où se dernier se trouve par le plus pur des hasards.
Certes le tourisme est à la portée de certains. Les stations balnéaires fleurissent sur les côtes de la Manche, de l’Atlantique ou de la Méditerranée. Mais l’exotisme est rare. L’homme est encore attaché à son univers, à sa terre et celle-ci ne manque pas de pittoresque. Une espagnolade sifflotée vaut bien tous les châteaux en Espagne.
Le train a révolutionné les transports. Il permet de raccourcir les distances. A moindre échelle le vélocipède remplit le même rôle. Il est facile de comprendre que l’imaginaire collectif garde encrée la seule image d’une Belle Époque, où le tourbillon de l’amusement, les griseries, l’esprit léger fascinent.
C’est tout l’esprit léger de la Gaieté parisienne qu’incarnent si bien Montmartre et Toulouse-Lautrec. Le style Second Empire en musique, hors de l’Opéra-bouffe et du French-Cancan, c’est aussi cette étrange danse venue de l’Est et qu’un autre alsacien de renom Émile Waldteufel incarne si bien : la valse passablement sulfureuse synonyme d’Amour et de Printemps. Mais c’est encore cette fête plus simple rythmée par le sabot ou le soulier, qui entrecroise les couples pour des Galops, des Polkas ou des Scottischs.
Les pratiques musicales sont restées longtemps l’apanage des élites, le temps des Révolutions inachevées a aussi fait naître un immense mouvement de démocratisation de la musique. Le peuple musicien, c’est d’abord l’Orphéon, le chœur d’hommes de tous milieux qui prend son loisir en chantant. Le peuple est nombreux, et l’instrument simple qu’est la voix devient son mode d’expression artistique. L’engouement est fulgurant et permet de réunir des milliers de voix humaines pour une œuvre musicale commune. Le mouvement né au début du XIXe siècle sous les impulsions de Wilhelm et Delaporte déborde, touche non seulement toutes les classes sociales mais aussi les femmes et les enfants. Il est bourgeois ou populaire, apolitique ou religieux, du nord comme du sud, de qualité ou parfois exécrable. Dans cette forme d’éducation populaire, peu importe en fait la recherche unique de l’excellence, le tout fut d’en être.
De lui naissent les premières fanfares héritant leurs instruments et leurs traditions d’un autre ancêtre, les vieilles Gardes nationales paramilitaires. Et les harmonies suivent de près, plus bourgeoises, plus savantes mais toute aussi amateurs. Musiques des villes ou musiques des champs le phénomène est impressionnant. De quelques dizaines dans les années 1820 ces orphéons, fanfares ou harmonies se comptent par dizaines de milliers en 1870. Encouragé par l’autorité politique et la bourgeoisie mais sans soutien matériel des élites municipales ou nationales, l’orphéonisme s’infiltre dans toutes les régions, les entreprises et les villages.
C’est dans cette déferlante de croches et d’accords plus ou moins justes que naît en 1864 la Fanfare de Saint-Priest.
Qui fut le porteur de projet ? Qui amena cette pratique dans cette petite ville dauphinoise qui grandit lentement à l’ombre de son château ?
Nous n’avons pas la réponse. Les archives ont disparu. Peut-être y eut-il une réaction de fierté locale au lendemain du Grand Concours organisé à Lyon le 22 mai 1864. Ce jour-là, en effet, 6.667 musiciens firent vibrer les murs de la Capitale des Gaules. Parmi eux 1 sénateur et 883 cultivateurs, 1 juge de paix et 634 employés de commerce, 1 gendarme et 283 tisseurs, 18 ecclésiastiques et 187 mineurs. Les sociétés sont venues de tout le grand Sud-est. Les cuivres d’Oullins ont rivalisé avec ceux de Voiron, de Mornant, d’Irigny, de Bourgoin ou de Ternay. Y aurait-il eu un sursaut d’amour-propre dans la petite commune de Saint-Priest qui n’affiche pas ses deux mille habitants ?
Si nous ne savons pas grand chose de ces débuts, le nom d’un homme reste cependant dans la mémoire collective. Monsieur Augustin (dit Auguste) Jacquet.
Du personnage lui même nous n’avons que quelques connaissances fragmentaires. Né à Orgelet dans le Jura en 1814, fils d’un tailleur d’habits, il s’installe à Lyon comme violoniste du Grand Théâtre, orchestre placé alors sous la direction de Joseph Luigini. Marié à Marie Pierrette Tholombert, ménagère domiciliée à Saint-Priest, il est peut-être arrivé dans la commune par cette union.
Quoiqu’il en soit, il est le fondateur, celui qui sut convaincre quelques adultes peu nombreux à se regrouper et qui alla chercher les enfants de la commune pour en faire des musiciens. Rien d’étonnant donc à ce que la Fanfare soit identifiée comme celle des Enfants de Saint-Priest. Au su des membres bienfaiteurs de la toute nouvelle Fanfare, il eut de forts soutiens dans la commune. Artisans, commerçants, professions libérales, agriculteurs aisés, les notables locaux soutiennent ses premiers pas.
Le premier magistrat de la commune, M. Louis Bonnardet, alors propriétaire du château n’empêcha rien. On achète quelques instruments, on copie quelques partitions à la main et l’aventure commence. La Fanfare se présentera à son premier concours à Grenoble en 1868. Auguste Jacquet décèdera en 1900 à l’âge vénérable de 86 ans.
Le rythme de la Fanfare s’accorde au rythme cardiaque de la France. La défaite française face à la Prusse en 1870 sonne l’arrêt de ses activités. Si le conflit n’eut pas de conséquences meurtrières pour les soldats san-priods, la principale conséquence de la guerre fut une violente épidémie de variole provoquant la mort de 81 personnes dans la commune, presque autant que le nombre total de tués de la guerre 1914-1918.
L’autre conséquence, toute politique celle-ci fut l’établissement de la IIIe République. Si cette première expérience musicale pouvait paraître bien courte, c’était sans compter sur la ténacité de Monsieur Jacquet. Epaulé par le jeune Maître Favard, futur maire de la commune, et par quelques fidèles passionnés il relance la machine et tel le Phénix renaissant de ses cendres, la Fanfare est refondée le 26 juin 1881.
À partir de cette date nous savons à peu près tout de son histoire. Grâce à la vigilance de ses secrétaires et archivistes successifs, conservateurs des registres de délibération ou des livres de compte, nous pouvons entendre des voix qui se sont éteintes il y a plus de cent ans. Tous les textes qui suivent sont extraits des archives de l’Association. Nous n’avons pas voulu en changer un mot, en gommer une ligne. Et nous sommes sûrs que vous aurez un grand plaisir à lire la prose fleurie d’un autre temps. Un temps qui ne manquait pas d’humour, une forme de « bon vieux temps » que les affres des guerres et du travail quotidien harassant faisaient paraître meilleur encore.
Vous voyagerez en compagnie de ces joyeux compagnons dans la voiture attelée de trois chevaux ou dans le wagon d’un tortillard local.
Vous irez de Vienne à la Tour-du-Pin.
Vous comprendrez le temps qu’il faut à un conseil d’administration pour s’accorder sur la tenue de la fanfare.
Vous imaginerez des objets symboliques précieusement conservés depuis cent cinquante ans.
Vous verrez danser à la lumière des lanternes vénitiennes.